Encore une nouvelle tentative d'arrêt. Aujourd'hui 8 septembre 24. Je n’en peux plus de continuer à boire et de ne pas réussir à arrêter, de ne pas tenir plus d'une journée ou deux quand j'arrive enfin à me décrocher et passer une journée sobre.
Aujourd’hui je vais réussir à me décrocher de cet hameçon, de cette ligne qui chaque soir se tend pour me guider vers l’alcool. Mais demain ou après demain? A chaque fois c’est pareil, à chaque fois que j’arrive à me décrocher, je me fais reprendre stupidement peu de temps après. J’oublie toujours qu’une fois accroché à l’hameçon, s’en décrocher ne sera pas si simple. Ça doit être ça l’alcoolisme. Quand on reboit en pensant que ce n’est que “pour ce soir”, et qu’on se réveille plusieurs jours ou semaines plus tard, atterré et impuissant, incapable de trouver la force et le déclic pour se décrocher. Ça dépasse la logique, moi là il y a plusieurs jours que j’ai rechuté, après un court arrêt de quelques jours. Je pensais, encore une fois, que ce serait juste une pause dans le sevrage en cours. Depuis ce jour là, je bois chaque soir, et j’ai l’impression d’agir contre ma volonté.
Je suis bloqué, coincé, comme si j’avais fait escale sur une îlot rocheux battu par des vents et des courants qui en empêchent toute fuite. Alors chaque soir je remets le départ à plus tard. A demain. Et je m’endors épuisé de ne pas réussir à me battre contre ces sales vents qui me retiennent prisonnier, loin de toute vie sociale, loin de toute vie tout court. Je sais, car je m’en souviens, qu’au delà de cet ilôt sombre où je suis échoué, par delà les brumes opaques qui l’entourent et me masquent l’horizon, il y une vie. Un monde avec des chemins qui mènent quelque part. Car ici, sur cette île maudite, il n’y a pas de chemin, il n’y a que ce brouillard qui m’anesthésie et tisse autour de moi un cocon de fils de plomb qui bientôt, un jour où l’autre, me transformera en un de ces rochers battus par les vagues, trop lourd pour s’enfuir en nageant, condammé à pleurer jusqu’à la mort la vie qu’il aurait pû avoir.
Mais ce soir je vais quitter l’île. Je sens comme une fenêtre météo, et je sais par expérience qu’il faut la prendre de suite, car ça ne dure pas, et on se sait jamais quand sera la prochaine. Je ne sais pas si je vais réussir à m’éloigner suffisamment pour ne pas me faire rejeter par les vagues et les courants, je sais juste que plus on s’éloigne de l’île, plus les courants s’atténuent. Je me prends même à croire qu’il arrivera un moment où les courants s’inverseront pour m’amener vers le monde libre. Celui parcouru de chemins qui mènent quelque part.
Voilà où j’en suis ce soir, dimanche 8 septembre 2024, prêt à partir, seul, sans compas ni boussole, sans bouée de secours, sur ce fragile radeau que j’ai pu assembler de mes mains tremblantes, naufragé solitaire depuis si longtemps.
Alors si quelqu’un d’autre se trouve lui aussi prisonnier, sur une île, dans une grotte sous terre, ou même dans une prison à ciel ouvert au beau milieu du monde réel, je sais qu’il comprendra ce que je ressens, je sais qu’il aura déjà vécu ce sentiment de ne pouvoir s’enfuir d’une cellule dont la porte est ouverte, car il existe, et il le sait, des forces puissantes qui nous dépassent, qui nous endorment, nous rendent aveugles, nous manipulent comme des pauvres marionnettes, et nous empêchent de prendre la fuite.
C’est cela la force impitoyable et cruelle de l’alcool, une fois qu’il nous a pris dans ses griffes, il n’a même plus besoin de fermer la prison où il nous maintient esclave, car il sait que nous ne pourrons trouver la porte de sortie, même si elle paraît ouverte aux yeux des autres.
Mais nous sachons tous ici que des fois, de rares fois, les brumes qui nous maintiennent dans l’obscurité se délaient, le temps suffisant pour que nous puissions nous décrocher de la longe qui nous retient à notre maître, notre tortionnaire.
Ce soir je prends la mer, je m’enfuis, et demain sera un autre jour. Je ne serais plus sur l’île, elle essaiera par tous les moyens de me ramener sur ses rivages, mais j’aurais réussi l’impensable il y a peu, m’enfuir. À moi de mener mon radeau loin d’elle, à moi de tenir la barre, à moi d’apprendre à naviguer dans cette mer hostile remplie d’écueils, à moi de ne plus m’échouer, plus jamais, sur ces îlots maléfiques qui vont jalonner ma route.
Et j’espère que ce voyage durera plus longtemps que mes dernières tentatives, je veux y croire, je sais que c’est possible, même si jusqu’à ce jour les vagues m’ont toujours ramené sur l’île.
Et peut-être, si j’arrive à m’éloigner un petit peu, si j’arrive à passer cette barre d’écume qui me sépare de la haute mer, trouverais-je des compagnons de route, d’autres naufragés qui ont pris la mer, qui ont quitté leur île, et avec qui je pourrais naviguer vers le monde où les chemins mènent quelque part.